Je suis en ce moment télé enquêtrice, en tant que salarié en télétravail.
Les téléenquêtes, ce sont les enquêtes que l’on fait par téléphone pour des grosses sociétés de sondages.
J’ai déjà fait des enquêtes de sondage en sortie de caisse, style grande surface. Je courrais après les gens pour remplir mes questionnaires, de visu, c’est quand même plus facile. Les gens sont plus sympa et on prend le temps de discuter.

Le travail

Le travail, c’est du B2B (auprès des entreprises) ou B2C (auprès des particuliers).
Les horaires sont des horaires de bureaux pour le B2B et des horaires de particuliers pour le B2B.
Les horaires de bureaux sont de 9 h à 17 h. Les horaires de particulier de 14 h à 21 h.
Les questionnaires durent entre 10 et 20 minutes. Quoiqu’il arrive, l’enquêteur doit vous faire croire que ça ne va pas durer longtemps, 5 ou 10 minutes pas plus, sauf que c’est faux.

Je lis très vite les questions, et avec moi un questionnaire d’un quart d’heure dure 12/13 minutes ou moins. Je remplis vite et tape au clavier, et mon but est que la personne répond jusqu’à la fin.
Certains commencent et abandonnent avant la fin, et donc le questionnaire ne compte pas.

En moyenne, je remplis 1.5 questionnaires par heure, mais l’entreprise demande à ce qu’on fasse 2 questionnaires de l’heure.

Les questionnaires

Les grosses entreprises, payent les sociétés de sondages pour interroger les gens.
Les enquêteurs font croire que c’est des enquêtes sur les sujets de la vie quotidienne. En réalité, ils sont mandatés par les grosses boîtes.

Nous les enquêteurs n’avons pas le droit de parler du questionnaire, d’influencer les réponses, de dire quelle société lance ce sondage.

Les questions sont souvent redondantes, posées différemment, mais le sens est le même.
Plus tard, on voit les pourcentages sortir « x % des gens pensent que.  » « X % des gens n’ont pas les moyens de… »

Les personnes interrogées

Ce sont des personnes lambda. Des hommes et des femmes, adultes. Des personnes âgées, des jeunes, des moins jeunes. À un certains moment, on va nous demander d’arrêter d’interroger des hommes, ou des femmes de tel âge, car on a le quota rempli, mais il faut continuer d’appeler pour avoir des plus jeunes.

De manière générale, les personnes qui répondent aux questionnaires sont des retraités, la plupart du temps des hommes, mais ça peut être aussi des femmes seules. Des jeunes ayant la vingtaine, toujours des hommes, les femmes jeunes répondent rarement. Les femmes et les hommes entre 25 et 50 ans répondent rarement, ou s’ils le font, ils insultent lorsqu’ils sont seuls. En groupe, ils répondent et font des blagues pour amuser leurs amis, c’est assez marrant, mais je n’ai pas le temps donc je raccroche.

Vous l’aurez compris, ce n’est pas représentatif de la population, mais il est difficile de représenter la population quand elle ne souhaite pas répondre.

Mon travail

Appeler les gens ou les sociétés selon les horaires et les interroger.
Ceux qui ne répondent pas, on tombe sur le répondeur, ils seront rappelés, mais c’est rapide, on passe à un autre appel.
Ceux qui décrochent et ne parlent pas.
Ceux qui décrochent, ils entendent ma voix qui demande de remplir un questionnaire et hop il raccroche. Ils identifient la personne.
Ceux qui décrochent et insultent (il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a.)
Ceux qui décrochent en colère (« C’est pas une heure pour appeler les gens » « vous n’avez pas le droit d’appeler à cette heure si » « je suis occupé, j’ai pas le temps » « j’écoute la musique laissez moi », …)

La moitié des appels sont des personnes en colère ou qui insultent. Surtout lorsqu’on dépasse les horaires de 19 h 30 le soir, ou qu’on les appelle le samedi.

Donc sur une heure, avec disons dans une bonne heure, deux questionnaires remplis, ça fait entre 20 et 30 minutes de communication positive. Il y a entre 30 et 40 minutes de raccrochage, colère et insulte.
D’autant plus, que lorsqu’une personne ne veut pas remplir, nous devons insister et dire que ça ne durera pas longtemps, et argumenter encore. J’ai pour ma part été écouté lors d’un de mes appels. Après, je n’insistais plus, car lorsque j’insistais, si la personne acceptait, elle n’allait pas au bout du questionnaire, donc perte de temps.

Mon témoignage

Personnellement, dans ma vie de tous les jours, je ne réponds pas à l’appel de numéro que je ne connais pas. Si c’est important, ils laissent un message, que je n’écoute pas non plus… Je marche par mail.
Je ne fais donc pas parti des personnes représentées dans les sondages. Je comprends les personnes en colères.

Les horaires sont intenses : 14 h à 21 h (en réalité, comme le questionnaire dure 15/20 minutes, le standard se coupe à 20 h 45). Dans cette tranche horaire, j’ai une pause à 16 h 30 de 10 minutes, et une à 18 h 30 de 10 minutes.
Donc, sur une période de 7h de travail, j’ai 20 minutes de pause, réparti en dix minutes. Pas assez pour cuisiner et prendre le temps de manger. Fort heureusement, j’ai des adolescents géniaux, qui cuisinent et m’apportent à manger.

Accepter les insultes

Le soir, lorsque mon fils m’apportait à manger, il entendait les gens me jeter, ou m’insulter. Lorsque mon mari rentrait dans la chambre chercher un objet, il entendait les gens me jeter et m’insulter.

Un soir, je sors de ma chambre, journée terminée, il est 20 h 45, mon mari et mon fils me regardent avec compassion.
Je leur demande ce qui ne va pas, pourquoi ils sont peinés.
Ils me répondent : « Oh, c’est triste, tu te fais jeter et insultés, ils ne sont pas sympas les gens ».
Moi : « Pourquoi vous portez quelque chose qui ne vous appartient pas ? C’est mon travail, c’est moi qui entends ces phrases plusieurs fois dans la journée, pas vous. Moi ça ne me fait rien, je raccroche et je passe à un autre appel. Ne prenez pas pour vous, ce que moi, j’entends et que je ne prends pas pour moi. »
Mon fils : « Mais c’est dur maman, ça ne me plairait pas. »
Moi :  » mais ce n’est pas ton travail, c’est le mien. Laisse-moi. Les insultes que je ne porte pas ».

C’était gentil de la part de mon mari et mon fils de compatir, mais compatir à quoi ? Vu que je ne me formalisais pas de recevoir des insultes.
Après tout, se faire insulter par des voix, que je ne connais pas, que je n’ai jamais vu, que je ne verrais jamais, et avoir le pouvoir de raccrocher et passer à autre chose.

Quand on va promener en randonnée, si une personne nous donnait un sac de matière fécale, on ne le porte pas. C’est pareil pour les insultes. De plus, je les comprenais, appeler le samedi et les soirs de semaines, après 19 h 30, ce n’est pas une heure pour appeler les gens. Insister pour remplir un questionnaire, ce n’est pas non plus une façon de faire. Je le faisais au début, puis j’ai lâché.
De plus, c’est anonyme, mais on les a appelées, il y a donc un numéro de téléphone et on demandait le code postal avec la ville.

Pourquoi travailler en tant que télé enquêteur ?

Lors de ma terminale, nous avions fait un projet avec des copines, sur des sondages. Nous avions fait des questionnaires et sortie de caisse d’un magasin de sport. Plus tard, j’ai fait des sorties de caisse, pour des grosses sociétés. C’était galère de faire le nombre de questionnaires, dans la journée.
J’ai fait d’autres métiers, et lorsque j’ai vu que cela existait en télétravail. J’ai voulu, en plus de mes thérapies, faire un travail salarié. Les télés enquêtent me semblaient être une bonne idée. Je suis un peu touche-à-tout et j’ai fait énormément de métier dans ma vie. C’est aussi comme ça, que j’analyse les gens, dans la pratique, en les observant, les écoutant, les comprenant.

Il est intéressant de voir, que je n’ai jamais eu d’insulte en sortie de caisse ou en questionnaire dans des gares, mais qu’au téléphone, il y en a autant. Comme si le fait de ne pas avoir la personne en face, leur donnait le droit d’insulter. C’est un peu quelque chose d’irréel, ils ne se rendent pas compte qu’il y a une personne à l’autre bout du fil, et moi, je ne me rends pas compte que des personnes m’insultes.
Il est aussi intéressant de voir que les sondages ne représentent pas les personnes. Il m’est arrivé plusieurs fois d’interroger des immigrés qui ne comprenaient rien, personnellement, on nous met la pression pour des questionnaires, je ne me formalise pas qui me répond.

Un soir, j’ai eu un homme très gentil qui acceptait de répondre au questionnaire, la trentaine. Petit bémol, il était de Mayotte, les départements d’outremer ne sont pas interrogés. Pourtant, c’est la France. J’ai fait remonter mon mécontentement auprès des managers qui étaient gênés.

Alternative

Mon mari m’a dit « au lieu d’appeler les gens, ils devraient les payer pour remplir leur questionnaire ».
J’ai eu l’idée par la suite, faire un site de sondage, comme ça existe déjà, mais directement sur les sites des sociétés.
Style si c’est l’état, on fait un sondage sur sa page. Si c’est une grosse société comme Coca-Cola, Orange, EDF, La poste,… Ils font un sondage sur leur site.
Ou directement les sociétés de sondages comme Ipsos et autres, proposent sur leur site de remplir des questionnaires, et rémunèrent les gens qui remplissent les questionnaires. Ça existe, mais c’est pas assez mis en avant. Je ne suis pas sûre que ce soit en plus représentatif de la population.
Appeler les gens, c’est intrusif, surtout certains horaires ou jours.

La suite

Autant les premiers jours, j’étais motivée et contente. Le samedi, j’étais fatiguée, et je me languissais d’arrêter. Baisse d’énergie.
Un peu comme la théorie du riz, c’est ce qui m’est arrivée. Deux jours, j’ai de l’énergie, et troisième jour d’insulte et de rejet, une fatigue intense. Cependant, l’énergie est vite remontée quand on m’a dit « , c’est bon, on a les quotas, c’est fini ». Ma famille m’a reboosté un max.

Mon mari m’a dit : « c’est un métier difficile ce que tu fais ».
Je lui ai dit : » Non, les métiers difficiles, c’est Maçon qui travaille en plein soleil l’été. Ce que je fais, assise sur une chaise et me faire insulter ou jeter ce n’est pas difficile. C’est fatigant à la rigueur, mais pas difficile ».

J’ai été auxiliaire de vie, femme de ménage, enquêtrice sortie de caisse et de porte-à-porte, manutentionnaire … Ce sont des métiers difficiles. Alors quand on est dans une bonne ambiance, ça va, le travail passe plus vite. Télé enquêtrice, c’est fatigant énergétiquement. Pour une personne qui prend sur elle les insultes et autre rejet, ça pourrait aussi être usant moralement, et dangereux même pour elle. Il faut pour ce métier être détaché et ne rien prendre pour soi.

Ceux qui font ce genre de métier sur du long terme, ont du courage.